Souvenirs de Ruhama

Les raisons politiques et culturelles du départ des juifs du Maroc


Les raisons politiques et culturelles du départ des juifs du Maroc

Les raisons politiques et culturelles du départ des
juifs du Maroc
Par Yigal Bin-Nun, Université de Tel Aviv
29 nov 2012 ?



Les raisons pour lesquelles les Juifs du Maroc quittèrent leur pays natal
sont diverses. Cependant, elles ont toutes un rapport avec les
inquiétudes concernant un avenir confiant dans le Maroc indépendant.

Ce pays, sorti du colonialisme, avait une longue tradition où l'islam
constituait le noyau de sa civilisation. Il posait ainsi d'emblée un
problème d'incompatibilité avec l'éventuelle possibilité d'intégrer dans
sa société une minorité juive. Malgré les innombrables déclarations
d'apaisement, la classe dirigeante marocaine était relativement
consciente de ce problème, que les pays laïques en Europe occidentale
avaient tenté de résoudre avec un certain succès.



Hassan II

L'émigration juive après l'indépendance du Maroc s'effectua
clandestinement entre 1956 et septembre 1961. Ce n'est qu'après ce qu'on
appelle « l'accord de compromis » conclu entre Israël et Hassan II que
commença l'évacuation de la communauté entre le 28 novembre 1961 et la
fin 1966. À la question pourquoi les Juifs quittèrent le Maroc, la cause
immédiate serait une « psychose de départ » qui s'empara de cette
communauté. Etant donné que dans la période évoquée ces départs
s'effectuèrent dans une atmosphère de discrétion, on ne pouvait évaluer
convenablement leur ampleur.

Les média ne publiant pas de données sur ce sujet tabou, chacun alimentait son imagination de ce qu'il pouvait observer et en déduire. Dans l'imaginaire juif de l'époque, le rythme de l'émigration avait atteint des proportions telles que chaque famille juive pensait que tous ses
proches avaient déjà quitté le pays et qu'elle était une des dernières à n'avoir
pas pris son destin en main. Ceux qui n'avaient pas encore quitté savaient
pertinemment que tôt ou tard ils seraient contraints de le faire.

LA PSYCHOSE DES DÉPARTS

Mais la psychose des départs fut provoquée non pas par les émissaires
israéliens qui étaient étonnés de la constater, mais plutôt par les autorités
marocaines qui s'efforçaient de l'empêcher. En d'autres termes, plus les
autorités marocaines créaient des difficultés pour endiguer les départs des
Juifs et les exhorter à rester, plus leur désir de quitter le Maroc grandissait,
de peur que plus tard ce serait irréalisable. Parallèlement à la panique des
départs, les Juifs étaient constamment angoissés par la question capitale : le
Maroc indépendant pouvait il à long terme continuer à manifester sa
tolérance envers eux ? Le simple doute quant à la réponse à cette question
pouvait à lui seul suffire à les empresser à partir. Cela étant dit, durant
l'époque indépendante du Maroc il n'y a presque jamais eu d'atteinte grave à
leur condition. Néanmoins, le doute, les craintes et la panique pouvaient
transformer de paisibles citoyens loyaux en émigrants potentiels, lorsque l'on
porte atteinte à leur liberté de circulation.

La psychose devint une fuite qui alla en grandissant surtout dans les
couches sociales défavorisées. Partout, se constituèrent des espaces vides,
dans chaque quartier, dans chaque ville et village, suscitant des sensations
de solitude chez ceux qui n'avaient pas encore quitté. Les espaces vacants
aggravèrent l'anxiété chez les proches restés sur place et confirmaient le
flagrant échec d'un avenir juif dans le nouveau Maroc. L'aspect troublant des
logements et des magasins vides de leurs propriétaires juifs, et acquis par
des Musulmans, rappelait à chacun, que tôt tard, tous devraient prendre la
route du départ.
 En cours de sortie, la boule-de-neige entraîna avec elle les
derniers hésitants et démolit totalement l'idée d'une intégration juive dans la
société marocaine, idée encore chère à quelques intellectuels intraitables.
Même les lettres pessimistes, parfois alarmantes, reçues par les Juifs au
Maroc de leurs proches en Israël, décrivant les conditions pénibles de
chômage et de discrimination, ne parvinrent pas à endiguer cette psychose.
Tout au plus elles suscitèrent quelques atermoiements.

Les prototypes sociologiques de migration s'avèrent quelque peu complexes
concernant les Juifs du Maroc. Alors qu'en général les motifs des départs
sont dus principalement à la misère sociale qui force les couches
économiquement faibles à chercher refuge à l'étranger, pour cette
communauté, le processus fut contraire. Dès le début du protectorat, les
diverses couches sociales juives jouissaient souvent d'un favoritisme par
rapport aux Musulmans. Certes, dès le départ des Français, on pouvait
constater en toute évidence qu'un âge d'or économique et social s'était
ouvert à cette communauté. Le pays indépendant avait besoin d'une maind'oeuvre
professionnelle qui puisse remplir des fonctions dans
l'administration publique. Devant les jeunes Juifs ayant acquis des diplômes
français s'ouvrirent des débouchés économiques promettant des possibilités
de promotion. Mais cet avantage n'a été exploité qu'en partie, car il fut freiné
à partir de novembre 1961. À court terme, le départ des Juifs vers de
nouveaux pays d'adoption n'avait non seulement pas amélioré leur situation
économique, mais provoqua plutôt une régression, tant soit peu temporaire.


Une des rues dans le souk du Mellah


Un Maroc Arabisé

Parmi les ombrages portés sur l'avenir des Juifs au Maroc, le conflit israéloarabe
constitue une source non négligeable de la dégradation des relations
inter communautaires. Ce conflit raviva des troubles d'ordre affectif et
religieux, qui tôt ou tard auraient accru les rivalités et soulevé la question de
la double allégeance qui, incontestablement, aurait mis en doute la fidélité
des Juifs à leur patrie. Qui plus est, le destin juif dans les autres pays arabes
était loin de constituer une source de réconfort quant à l'avenir des relations
de bon voisinage entre Juifs et Musulmans dans la monarchie chérifienne.

Parallèlement à l'ingérence du conflit moyen-oriental, s'attisa un soupçon
supplémentaire, celui du risque d'être privés des avantages déjà acquis par
rapport à la majorité musulmane. La perte de ces avantages devait
éventuellement survenir après l'adoption de l'arabisation et aurait entraîné la
perte de postes de hauts fonctionnaires dans l'administration civile, postes
acquis par les Juifs grâce à leurs diplômes français. Au sein de la bourgeoisie
juive s'accentua une atmosphère de panique. Les Juifs de professions
libérales devaient trancher entre la langue française et sa culture, à laquelle
ils s'étaient appliqués avec grande avidité, et le processus éminent
d'arabisation qui entraînerait indubitablement un substrat culturel musulman,
dans lequel leur influence serait médiocre. La population juive comprit ainsi
qu'on ne pouvait plus continuer à s'agripper artificiellement à la France et à
sa culture dans un Maroc arabisé.

À la question quel aurait été le destin des Juifs du Maroc sans cette
émigration précipitée, provoquée par les Marocains et les Israéliens, on peut
prudemment répondre que, même sans l'émigration clandestine effectuée
entre 1956 et 1961, tôt ou tard ils auraient tous quitté pour s'installer
principalement en Israël mais aussi en France ou au Canada. Cependant, ils
auraient été munis d'un bagage économique et culturel qui leur aurait facilité
leur intégration dans leur nouveaux pays d'adoption. Sans la psychose des
départs, les Juifs auraient pu vraisemblablement exploiter davantage les
conjonctures favorables de l'indépendance et en tirer des bénéfices
économiques et sociaux. Toutefois, ces avantages auraient sans doute
diminué lorsque les diplômés d'universités musulmans auraient terminé leurs
études et exigé d'accéder à des fonctions dans l'administration du pays,
dans son commerce et son économie. Peut-être même que des conflits
auraient opposé les fonctionnaires juifs aux nouveaux postulants qui
convoiteraient leurs postes. Mais ce processus aurait survenu
progressivement après que les cadres juifs auraient profité de leurs
compétences. La sortie du Maroc se serait alors répartie sur une plus longue
durée. Une émigration mieux programmée aurait évité aux Juifs marocains
les tourments éprouvés à leur arrivée en Israël à une époque où ce pays était
en récession économique et par conséquent incapable de les intégrer
harmonieusement dans sa société et sa culture. Elle aurait aussi évité les
vexations sociales, symbolisées en Israël par les manifestations de 1958 à
Wadi Salib (Haifa) et par celle des « Panthères Noires », en 1972.
Mais le départ des Juifs du Maroc n'était pas que le résultat d'une psychose.
Cette émigration doit incontestablement être perçue comme faisant partie
intégrale d'un processus démographique qui commença longtemps
auparavant, aussi bien dans la population musulmane que dans les
communautés juives.
 Des migrations internes s'effectuèrent déjà au XVIIIe et
XIXe siècle et accrurent sous le Protectorat français. En raison de leur statut
juridique et social ce processus fut encore plus accentué dans la population
juive. La mutation démographique consistait en un passage du village
d'origine vers la petite ville voisine, et de la petite ville vers une
agglomération encore plus grande. Quand Casablanca devint un grand pôle
d'attraction, le passage vers cette métropole s'effectua directement des
villages les plus éloignés vers le nouveau centre économique et social. Mais
cette population villageoise ne constituait au début des années soixante pas
plus que 30.000 âmes sur une population juive totale de plus de 200.000
âmes. Parallèlement à cette migration interne, s'opéra une émigration juive
en dehors du Maroc, qui précéda même la création de l'état d'Israël. Les
Juifs du Maroc émigrèrent aussi bien en France qu'en Espagne, mais aussi à
Gibraltar, en Angleterre, au Brésil, au Venezuela, aux États-Unis et au
Canada. Le départ du Juif marocain vers de nouveaux horizons, promettait à
long terme une meilleure qualité de vie et constituait ainsi un chaînon dans
un long mouvement migratoire. Cette émigration faisait aussi partie d'un
processus d'évolution culturelle et éducatrice que procura la scolarisation
française[1]. En peu de temps, les Juifs marocains avait ingurgité avec avidité
les avantages de cette culture étrangère, à tel point qu'il se creusa un fossé
entre eux et leur milieu social arabo-musulman, fossé qui les incita à
poursuivre ce processus de promotion dans de nouveaux pays d'accueil.

L'histoire des Juifs du Maroc au long des sept premières années de son
indépendance est aussi l'histoire d'un échec tripartite : celui de la classe
dirigeante marocaine, de la communauté juive et des émissaires israéliens.

Les dirigeants marocains, qui souhaitaient construire une société moderne et
démocratique, échouèrent dans leurs efforts d'intégrer en son sein une
population non musulmane dans un pays où elle vivait depuis l'époque
gréco-romaine, bien avant son arabisation et son islamisation. Malgré les
efforts déployés pour retenir les Juifs et sauvegarder leur survie dans leur
pays natal, leurs méthodes ne firent qu'éveiller des soupçons. L'échec des
dirigeants marocains fut d'avoir maladroitement entravé la liberté de
circulation des Juifs ou en termes tabous : interdire leur émigration vers Israël.

À cela, il faut ajouter, entre autres, la cuisante rupture des relations postales
entre le Maroc et Israël qui asphyxia les familles juives, le dahir de la
marocanisation des institutions juives, l'adhésion officielle du Maroc à la
Ligue arabe et l'impuissance de ses dirigeants à faire face à l'hégémonie
nassérienne et à sa propagande anti-israélienne. Malgré les réticences de la
classe politique marocaine envers le nassérisme, son influence inévitable sur
les masses marocaines causa l'échec des efforts sincères entrepris pour
préserver la survie juive dans un pays musulman.

Les relations israélo-marocaines pourraient ainsi se placer sous le signe de
l'excès de zèle. D'un coté les Israéliens se sont trop empressés pour faire
sortir les Juifs, bien qu'ils n'encouraient aucun danger, et de l'autre, les
autorités du pays ont trop fait pour les retenir sur place. Entre ces deux pôles,
on n'accorda que peu d'attention à cette communauté tourmentée entre
deux sollicitudes opposées. Ses intérêts spécifiques et ses aspirations furent
refoulés au profit des deux concurrents. Les Juifs marocains n'étaient plus
qu'un élément passif et inquiet, ballottés entre les parties en litige. Les
événements dramatiques qui bouleversèrent leur vie se sont déroulés à leur
insu, et souvent même, à l'insu de leurs dirigeants. C'est aussi pour cela que
le travail d'écriture de l'histoire de cette communauté et l'interprétation des
étapes de son évacuation s'affrontent au secret relatif que les protagonistes
s'efforcent encore à maintenir.

UNE ÉVACUATION

Dans le contexte juif, l'histoire du Maroc post colonial n'est que le récit du
transfert orchestré d'une communauté de plus d'un quart de million de Juifs
et de sa transplantation collective en Israël. Pour être précis, il ne s'agit point
d'une « sortie » dans le sens d'un exode selon le modèle biblique de la sortie
d'Égypte. Les juifs du Maroc n'ont pas suivi de leur propre initiative un leader
qui les sauvera d'un esclavage pour les affranchir. Ces départs étaient une
véritable « évacuation » opérée par un organisme extérieur, qui déploya un
réseau de volontaires capable de transférer une grande population d'un pays
à l'autre. Il est évident que sans cet organisme, l'évacuation des classes
populaires des quartiers juifs, et des villages éloignés du Sud marocain
n'aurait pas pu s'effectuer. Faut il aussi préciser que les familles juives qui
désiraient quitter le Maroc étaient bien plus nombreuses que la capacité des
émissaires israéliens de répondre à leur demandes empressées. Aucune
propagande n'était donc nécessaire pour encourager leur volonté de partir.
Cette opération mit fin à l'histoire d'une diaspora juive qui, arrivée en Israël,
devint le plus grand groupe ethnico-communautaire de l'époque.
L'affaire de l'ingérence des Israéliens et des organismes juifs mondiaux pour
le droit des Juifs à l'émigration, provoqua, presque par hasard, une réussite
israélienne inespérée. Une complicité politique surprenante s'établit entre
Israël et le pouvoir marocain. À partir du début février 1963, le pouvoir
marocain commença à nouer des contacts directs avec des représentants
agrées d'Israël, à l'insu la communauté juive. Ces contacts diplomatiques
discrets avaient pour but d'obtenir de l'aide israélienne dans plusieurs
domaines économiques et militaires, dans la coopération agricole et
syndicale, mais aussi dans la communication, la sécurité interne et
l'entrainement militaire. Curieusement, ces relations joignaient d'un côté un
pays méfiant envers tout élément arabo-musulman, perçu instinctivement
comme ennemi, avec un pays humilié par l'épreuve coloniale dont il venait à
peine de se libérer et dont les dirigeants étaient souvent hyper sensibles à
leur dignité nationale et à l'image de leur société. Cette coopération israélomarocaine
est presque unique en son genre, hormis l'exemple jordanien. Ces
contacts diplomatiques secrets s'établirent à la veille de la Guerre des sables
qui opposa les armées marocaines et algériennes. Grâce à ces contacts,
restés longtemps secrets, commença dans les années soixante-dix une
médiation marocaine qui déboucha aux accords de paix avec l'Égypte. Par la
suite, de solides relations diplomatiques discrètes ou déclarées se tissèrent
entre les deux pays. Le pouvoir marocain actuel poursuivra-t-il l'effort
entrepris au passé par le roi Hassan II pour la contribution du Maroc à une
solution du conflit israélo-arabe, avec l'aide de la diaspora judéo-marocaine ?

Par Yigal Bin-Nun

08/12/2012
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